En Irak, l’heure du bilan après le voyage papal
Quelle conclusion retenir du voyage papal en Irak, pays martyr depuis des décennies ? Laurent Lemire recevait hier dans Décryptage deux spécialistes de la question : le Père Patrick Desbois, auteur du livre « Les larmes du passeur » aux éditions du Rocher et Adel Bakawan, Sociologue franco-irakien. Que restera-t-il de la visite du pape François sur les terres d’Abraham…
Quelle conclusion retenir du voyage papal en Irak, pays martyr depuis des décennies ? Laurent Lemire recevait hier dans Décryptage deux spécialistes de la question : le Père Patrick Desbois, auteur du livre « Les larmes du passeur » aux éditions du Rocher et Adel Bakawan, Sociologue franco-irakien.

Que restera-t-il de la visite du pape François sur les terres d’Abraham ? Des affiches peintes à la main sur les murs de Bagdad et de petits drapeaux irakiens oubliés ici et là dans le stade Franso Hariri, à Erbil au Kurdistan, mais pas que. “Cet évènement majeur marquera l’histoire du pays à jamais”, fait savoir Adel Bakawan, Sociologue franco-irakien, spécialiste de l’Irak. Tout n’était visiblement que “premières fois” dans ce séjour papal, à commencer par la rencontre historique entre le pape François, représentant du catholicisme et l’ Ayatollah Al-Sistani, représentant de l’islam chiite en Irak. Une rencontre qui “renforce la place de Najaf – ville où réside le grand Ayatollah – comme capitale du chiisme”. Certes, le voyage avait une dimension avant tout religieuse. Au cours de ce séjour irakien, le pape a maintes fois rappelé son soutien aux chrétiens irakiens dont l’effectif a été réduit de près de 90% en presque 20 ans.
Le pape, leader religieux et politique
Mais le voyage a aussi et surtout une dimension politique. La visite d’un leader religieux, qui plus est, Chef d’Etat, replace le pays embourbé dans des années de guerre civile, de terrorisme et d’invasion américaine, au centre de la communauté internationale. Voir une personnalité telle que le pape accorder autant d’importance au sort des Irakiens a été vécu localement comme une bouffée d’air frais. “La communauté internationale était dans la phase de désengagement par rapport à l’Irak”, souligne Adel Bakawan, sociologue franco-irakien, spécialiste de l’Irak. François a ainsi brisé des années d’abandon des Irakiens à leur sort, et leur a rétorqué : “Vous n’êtes pas seuls”. “Dans ce pays où l’on ne sait pas de quoi sera fait le lendemain, la venue d’un homme de paix, qui dit tout haut la souffrance des gens dans un discours mêlé d’amour et de respect, est bénie. Ils savent qu’ils ont un ami important à Rome.”, ajoute le père Patrick Desbois, auteur du livre « Les larmes du passeur » aux éditions du Rocher. Et faute de rassemblements, interdits pour cause de Covid-19, les Irakiens se sont massés toute la journée devant leur poste de télévision pour suivre l’événement en direct, c’est dire l’intérêt donné au Souverain Pontife.
Yézidis : ce sont des vies qui sont complètement brisées
Les différentes étapes de ce pèlerinage, loin d’être un « road trip à Disneyland”, ont permis de mettre en lumière des situations dramatiques et génocidaires dont le pays porte encore les plaies béantes. C’est le cas de la tragédie qui entoure la communauté Yézidis, et notamment ses femmes. Le père Patrick Dubois en a fait son combat depuis plus de cinq ans et tente de sauver des mères et des enfants réduits en esclavage. Il donne en exemple le cas de “cette femme tout juste sortie du camp d’Al-Hol. Elle n’avait pas vu sa famille depuis 5 ou 6 ans et elle a eu 3 enfants de Daesh qu’elle a dû abandonner avant de sortir. Aujourd’hui, nous apportons des soins de première nécessité, parmi lesquels, des soins psychologiques, une écoute. Ce sont des vies qui sont complètement brisées. »
« Aimer les gens lorsqu’ils sortent de l’enfer, c’est un long travail. «
La plupart de ces esclaves sous l’emprise de Daesh pendant 3 ou 4 années, sans aucune information sur le monde extérieur, assommés chaque jour par des vidéos de propagande, a tout à réapprendre … “Aimer les gens lorsqu’ils sortent de l’enfer, c’est un long travail. Certains oublient tout, de leur langue maternelle, de leur culture”, déplore le père Patrick Dubois. Et puis, plus largement, ce sont l’appareil d’Etat et la structure sociale qui doivent être reconstruits. En 2003 lorsque l’Irak a été occupée par les Etats-Unis, le pays a été refondé sur deux principes : la « milicisation » de l’Etat et de la société irakienne et la systématisation de la corruption. Le fait de nettoyer le corps étatique notamment de sa base sunnite a en fait abouti à une catastrophe. “Les nouvelles élites irakiennes ont participé à la désunification de l’Irak. Promenez-vous dans Bagdad et vous verrez : avant 2003, il y avait des quartiers mixtes partout dans la capitale. Maintenant, il est rare que vous trouviez un quartier mixte où chiites et sunnites cohabitent. La reconstruction post-Daesh n’a jamais recommencé à certains endroits, il y a encore l’odeur des cadavres”.
Mais face à ces problèmes structurels, la réponse humanitaire présentée par exemple au travers de l’action du père Patrick Dubois, ne suffit plus. “On ne sortira jamais de cette violence-là si la communauté internationale, les pays du système régional et si les irakiens ne proposent pas un projet sérieux”, reconnaît Adel Bakawan.