Les Français et le blasphème : je t’aime, moi non plus
Quinze jours après le début de l’Affaire Mila, la France se divise toujours sur un sujet qui lui est cher : le droit au blasphème. Un récent sondage de l’Ifop montre à quel point les avis sur la question sont partagés. Ce n’était à l’origine qu’une simple vidéo postée sur Instagram un samedi de janvier,…
Quinze jours après le début de l’Affaire Mila, la France se divise toujours sur un sujet qui lui est cher : le droit au blasphème. Un récent sondage de l’Ifop montre à quel point les avis sur la question sont partagés.
Ce n’était à l’origine qu’une simple vidéo postée sur Instagram un samedi de janvier, depuis une chambre d’ado. Un fait des plus banales porté depuis sur la place publique, alertant jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Au cœur de cette affaire, Mila, 16 ans. La jeune fille s’est vue lynchée, harcelée et menacée de mort après avoir partagé un discours anti-islam virulent sur les réseaux sociaux. Soit l’étincelle qui allait raviver le débat franco-français traditionnel sur la liberté d’expression et le droit de critiquer une religion. Preuve de l’impact qu’a eu cette affaire dans la sphère politico-médiatique, un sondage sur le sujet vient d’être réalisé par l’Ifop, questionnant le rapport des Français au blasphème. Résultat, les Français sont divisés.
La moitié des Français défavorables au droit de critiquer les religions
L’enquête qui a été menée auprès de 2005 personnes de 18 ans et plus entre le 1er et le 3 février 2020 a révélé que la moitié des Français sont défavorables au fait de pouvoir critiquer, même de manière outrageante, une croyance, un symbole ou un dogme religieux. Parmi eux, 66% des musulmans n’y sont pas favorables. Une majorité de Français (68%) sont tout de même attachés à la liberté de conscience, approuvant les propos de Richard Malka, spécialiste des questions de liberté d’expression et de laïcité : « C’est au contraire la liberté de conscience de Mila qui est ici en jeu […]. C’est ça le droit français : le fondement de la liberté de conscience n’est pas d’interdire la critique ou même l’injure mais de protéger la liberté d’expression. » Fait étonnant, ce sont les catégories de la population les plus jeunes qui pensent que l’insulte à la religion est une atteinte à la liberté de conscience (59% des 18-24 ans). Une majorité de Français ne fait cependant pas d’amalgame entre blasphème et propos racistes puisque 58% des personnes interrogées ne considèrent pas le discours de Mila comme ayant un caractère raciste. 85% des musulmans partagent un avis contraire. Enfin, dans la bataille des hashtag pro ou anti-Mila qui s’est tenue sur les réseaux sociaux ces derniers jours, #JesuisMila ne fait pas forcément l’unanimité, il est choisi par 53% des Français contre 47% pour #JenesuispasMila.
La blasphème peu sanctionné sous l’Antiquité
Si les Français semblent se passionner (et aussi s’écharper) sur cette thématique, ce n’est pas nouveau. Le rapport des Français au blasphème et plus largement à la laïcité a changé au gré de la place laissée à la religion dans la société tout au long de son histoire. Pourtant, le blasphème est « assez peu sanctionné à l’époque antique et aux premiers siècles de la chrétienté« , comme le souligne l’historien du droit, Jacques de Saint Victor. En effet, le mot blasphème et ses dérivés apparaissent dans le Nouveau Testament, mais plutôt sous l’angle du pardon. On le retrouve dans l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu (12,31) : « Voilà pourquoi , je vous le déclare, tout péché, tout blasphème sera pardonné aux hommes (…). Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ». En d’autres termes, la notion de blasphème dont le terme est issu du latin « blasphemia » qui signifie « parole qui outrage la divinité », reste une affaire de conscience, de soi à soi. C’est véritablement avec le début du pouvoir royal en France que la société toute entière intègre le blasphème comme une atteinte à Dieu et par définition au roi, représentant de Dieu sur terre. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 marque les prémisses d’une ouverture au « droit de blasphème » même « s’il n’y a pas à proprement parler de « droit au blasphème » dans la loi française », comme le rappelle un document de l’Institut Montaigne. Le texte supprime la notion de blasphème du droit français et prévoit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement« . Un siècle plus tard en 1881, la loi sur la liberté de la presse et de la liberté d’expression en France supprime définitivement cette notion de crime imaginaire qui avait pourtant été remis au goût du jour sous la Restauration. La loi de 1881 intervient dans un contexte de laïcité ; elle n’interdit pas des campagnes de presse extrêmement violentes donnant une ouverture 24 ans plus tard à la loi de séparation de l’Église et de l’État.
En France, une région fait tout de même exception. Il s’agit de l’Alsace-Moselle où une infraction spécifique punissant le blasphème y est appliquée comme héritage du Code pénal allemand de 1871.
Et à travers l’Europe ?
Preuve que le sujet est délicat, l’Europe n’a pas trouvé de consensus sur la question. Si la France est l’un des pays du continent à être pionnière en la matière, certains Etats conservent encore des lois contre le blasphème, qui ne sont cependant pas appliquées. C’est le cas de l’Allemagne, du Danemark, de l’Italie, de l’Irlande (jusque 2018). Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) reconnaît aux États membres du conseil de l’Europe une large marge d’appréciation en la matière.