07.07.20 Catégorie(s) : Actualité

Hamit Bozarslan : « En Turquie, les sources d’inquiétude sont telles que je considérerai la question de Sainte-Sophie comme symbolique »

Le Conseil d’Etat turc doit rendre d’ici une semaine sa décision concernant la conversion de l’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, aujourd’hui musée, en mosquée. Cette mesure, proposée par le président Recep Tayyip Erdogan, nostalgique de l’Empire Ottoman, n’est pas du goût de pays étrangers tels que la Russie, les Etats-Unis ou la Grèce. On fait le point…

Le Conseil d’Etat turc doit rendre d’ici une semaine sa décision concernant la conversion de l’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, aujourd’hui musée, en mosquée. Cette mesure, proposée par le président Recep Tayyip Erdogan, nostalgique de l’Empire Ottoman, n’est pas du goût de pays étrangers tels que la Russie, les Etats-Unis ou la Grèce. On fait le point avec Hamit Bozarslan, politologue spécialiste du Moyen-Orient et de la Turquie.

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Quelles sont les motivations politiques d’Erdogan derrière cette décision ?

Erdogan a une vision idéologique du monde très forte. Elle sous-entend que les Turcs ont une mission historique qui consiste à dominer le monde pour lui apporter le bonheur et la justice. Cela implique de devenir un acteur principal de l’histoire mondiale par la conquête et de devenir le bras armé de l’islam. Dans ce contexte, on comprend que Sainte-Sophie constitue un droit de conquête. 

Par ailleurs, le système turc a constamment besoin de s’auto-radicaliser, il a besoin de crises en interne. Quand on regarde les dix dernières années, on se rend compte qu’il y a toujours eu des crises avec la France, les Pays-Bas, les Etats-Unis, la Russie, l’Allemagne (…). Ces crises relèvent d’une part d’une vision du monde qui est la sienne mais d’autre part, il y a une dimension instrumentale et tactique. Quand on parle du droit des femmes ou de l’homosexualité, pendant ce temps-là on évite les sujets de fonds tels que la crise économique, le chômage ou encore l’enfermement des prisonniers politiques. Ainsi, lorsque l’on parle de Sainte-Sophie, on mobilise pendant une bonne dizaine de jours la presse et donc on ne discute pas des incompétences du pouvoir. 

 

Est-ce le premier édifice à l’héritage chrétien qui subit une reconversion en Turquie ? 

Non ce n’est pas la première fois : il y a eu par exemple une statue à la frontière turco-arménienne qui a été détruite à la demande d’Erdogan. Tous les quatre ou cinq mois, le débat autour de Sainte-Sophie ou de thématiques récurrentes telles que la question des féminicides, de la répression des communautés LGBT, de la peine de mort reviennent et occupent la scène médiatique dans sa totalité pour ensuite disparaître et revenir quelques mois après. Pour l’ex-basilique, on ne sait pas ce que le gouvernement va décider mais j’ai l’impression que, ne pas la transformer en mosquée mais maintenir la question ouverte, c’est-à-dire ré-actualisable, est infiniment plus rentable que de sauter le pas. 

Je ne ferai donc aucune prédiction. Dans un avis provisoire rendu il y a deux jours, le Conseil d’Etat a dit que la décision de convertir Sainte-Sophie en musée était juste dans son contexte des années 1930. Il a aussi attesté que la signature d’Ataturk en bas du document était authentique – ce que de nombreux partisans d’Erdogan contestent. Le Conseil d’Etat a ainsi conclu cet avis provisoire en précisant que l’autorité politique a toute l’attitude de prendre une décision. C’est comme si le plus haut tribunal administratif ne voulait pas trop se mouiller, ni condamner le passé kémaliste, ni trancher du côté d’Erdogan et en même temps renvoyer la balle à Erdogan lui-même. 

 

Quelle a été la réaction de la communauté chrétienne suite à cette annonce ? 

Les chrétiens qui représentaient 25% de la population il y a 100 ans aujourd’hui ne représentent même pas 1%. Ses communautés chrétiennes ont réagi – surtout les grecs – en disant que cela compromettrait l’image de la Turquie. Le patriarcat russe a réagi violemment en demandant à Erdogan de revenir sur sa décision. Quant aux Arméniens, ils ont des marges de manœuvre très limitées et donc leur patriarcat a expliqué qu’il fallait qu’une partie de Sainte-Sophie soit réservée aux chrétiens. Quelque soit le coût que cela représenterait en terme de dialogue inter-religieux ou d’image de la Turquie, si Erdogan voulait franchir le pas, il le ferait. 

 

« Lorsque l’on parle de Sainte-Sophie, on mobilise pendant une bonne dizaine de jours la presse et donc on ne discute pas des incompétences du pouvoir » 

 

Quelle est la cohabitation des musulmans et des chrétiens dans cette ville ? 

Il y a eu dans l’histoire contemporaine de la Turquie, des discours très anti-chrétien et antisémite. Malgré tout, s’il y avait une coexistence pacifique, elle a été quand même compromise par deux événements : en 1943 il y a eu l’impôt sur la fortune ou sur les avoirs. Et là, les chrétiens et les juifs ont été particulièrement visés : c’était vraiment un moyen de les déposséder de toutes leurs richesses. En 1955, il y a eu des pogroms anti-grecs qui ont touché les Arméniens et les juifs. De nouveau, ces tensions ont été ravivées à chaque fois qu’il y a une crise entre la Turquie et la Grèce à propos de Chypre notamment en 1964 et 1974. La communauté grecque a été en partie laminée, expulsée bien qu’il subsiste aujourd’hui 2500 Grecs, 60 000 Arméniens, et quelques 30 000 juifs.  Ce à quoi s’ajoute les chrétiens d’Orient de langue araméenne. 

 

Etes-vous inquiets de l’implication des Etats-Unis, de la Grèce ou de la Russie dans ce débat ?

Je ne sais plus de quoi être inquiet en Turquie. Vous êtes dans une telle démesure, que ce soit dans la violation des droits humains, du droit des femmes, la vulgarisation des discours politiques, la corruption à très grande échelle, la politique anti-kurde, l’implication de la Turquie en Syrie et Libye. Les sources d’inquiétude sont telles qu’à la limite je considérerai la question de Sainte-Sophie comme symbolique. 

 

On sait que Sainte Sophie est l’un des monuments turcs les plus visités par les touristes. Le fait qu’elle soit reconvertie en mosquée pourrait-il constituer un risque pour l’économie locale ? 

La Turquie d’Erdogan est prête à sacrifier quelques centaines de millions pour cela donc ça n’interviendra pas comme facteur déterminant. N’oublions pas qu’on peut avoir des régimes qui détruisent la rationalité, y compris la rationalité qui est nécessaire à leur survie. S’il convertit Sainte-Sophie en mosquée, cela ne lui apportera aucun surcroît de popularité et ça le privera d’une arme assez efficace : il ne pourra en effet plus utiliser le sujet comme moyen de déplacer le débat public à l’avenir.

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